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Kerkennah 34° 39’ 29’’ N/11° 04’ 07’’ E

Vue du port de Sidi Youssef_©HugoVermeren

Comme des feuilles de papier déchirées, les Kerkennah flottent sur la Méditerranée à 9 milles du continent. Les trois îles de l’archipel ont jadis été prospères. À quelques encablures du port de Sidi Youssef où le ferry débarque les passagers venus du continent, le corset serré des charfias (الشرفية), classées depuis 2020 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité, rappelle l’abondance des mers d’autrefois. Ces pêcheries fixes, haies de palmes surgies des flots, tendent l’arc de leurs rampes sur des centaines de mètres et barrent la route des poissons. Elles tracent pour eux un chemin jusqu’aux dreyen (دراين), ces grandes nasses qui équipent les chambres de capture. On compte aujourd’hui encore 2500 charfias sur les pourtours de l’archipel.

Charfia_©HugoVermeren

Du temps du Père André Louis, qui publia en 1963 une monumentale étude ethnographique de la société kerkennienne, ces îles apparaissaient comme une source inépuisable de ressources marines. Le poulpe y abondait, le sparaillon était le favori des poissons de la mer et les muges encombraient les ponts des navires. Durant l’hiver, temps de mise en repos des charfias, les pêcheurs abandonnaient leurs nasses pour se consacrer à la pêche des éponges. Depuis le port de Kraten, des centaines d’équipages, maniant la lunette de calfat et la foëne, arrachaient des herbiers le précieux animal.

C’est un tout autre spectacle qu’offre aujourd’hui l’archipel. Comme les fléaux des temps anciens, une série de calamités s’est abattue sur ces morceaux de terres.

Les éponges, qui emplissaient jadis les entrepôts des négociants de Sfax, ont disparu en 2017, victimes d’une épizootie liée au réchauffement des eaux. Privés de ce revenu important, les pêcheurs ont concentré leurs efforts sur le poulpe, désormais piégé grâce à de petites nasses en plastique bleu, produites à vil prix par l’industrie pétrochimique. Ces dernières, contrairement aux nasses anciennes élaborées avec de la fibre de palme, ne sont pas biodégradables. Et une partie de la population des poulpes n’a pas survécu à ces dizaines de milliers d’engins disséminés sur les haut-fond de l’archipel. Quant aux sparaillons, aux dorades et aux muges, qui éclaboussaient autrefois d’or et d’argent les étals des poissonneries, leur taille et leur présence s’est amenuisée sous la pression de centaines de petits chalutiers illégaux, les kiss (كيس).

De la nasse au marché_©DanielFaget ©HugoVermeren

Ce ne sont pas les kiss qui nous ont emmenés le 16 octobre 2022 dans l’archipel. Mais bien le crabe bleu, dont l’observation nourrit aujourd’hui une foule de programmes de recherche européens, et des cohortes de journalistes, de réalisateurs et d’observateurs institutionnels. Par les effets de la mondialisation des transports, les crabes bleus prolifèrent dans toute la Méditerranée. Les Kerkennah sont l’un des hot spot de cette prolifération. Deux espèces de crabes bleus y cohabitent, originaires de l’océan Indien et de l’Atlantique Sud. La première espèce, Portunus segnis, a été mentionnée pour la première fois en 2014 en Tunisie. Sa progression rapide depuis cette date a désespéré les pêcheurs, accablés par les pinces coupantes de ce décapode et sa propension à dévorer le moindre organisme vivant. L’arrivée de la seconde espèce, Callinectes sapidus, n’a fait qu’aggraver le sentiment de désespérance ressenti au sein des communautés halieutiques de l’archipel, qui ont eu tôt fait de désigner ces deux prédateurs par le vocable significatif de « Daesh ».

Portunus segnis ©ChimèneVoronkoff

L’explosion des ces populations invasives a été facilitée par l’état dégradé des écosystèmes marins aux Kerkennah, minés par la surpêche et les effets des pollutions chimiques et mécaniques liées aux traitements des phosphates des industries de Sfax. Évoluant sans prédateurs (poulpes, dorades, tortues), les crabes ont pu librement proliférer.

Le discours produit à leur endroit a cependant évolué depuis 2014. Car les crabes bleus ont une faiblesse, leur chair abondante, dont la masse peut atteindre 35% du poids de l’animal vivant, présente d’indéniables atouts nutritionnels (forte teneur en protéines). Dès 2017, le gouvernement tunisien a donc lancé un programme d’encouragement et de développement de la pêche des crabes, avec pour double objectif d’organiser la valorisation de cette ressource, et de contribuer à la régulation des ces organismes invasifs.

Les prix de vente au kilo ont ainsi été subventionné pour les pêcheurs, et l’installation d’unités de conditionnement a été facilitée sur tout le littoral du pays. Destinées avant tout à l’exportation, ces unités relèvent d’investissements privés, d’origine nationale ou internationale (Espagne, Italie, États du Golfe).

Celle des Kerkennah, appartenant à la société tunisienne Mas Fish, emploie 45 salariés, et est présentée comme l’une des réussites de la politique initiée en 2017.

La visite de l’atelier de conditionnement de cette entreprise révèle l’importance acquise par le crabe bleu dans l’économie tunisienne et celle de l’archipel. 7500 tonnes ont été pêchées en Tunisie en 2021, contre 1500 tonnes en 2018. À elle seule, l’entreprise des Kerkennah assure durant la saison de la pêche une moyenne de 200 kg de production de crabe conditionné, sous la forme de chair décortiquée, ou de thorax congelés expédiés au Japon, en Chine ou en Australie.  La ruée vers l’or bleu se pare donc des atours d’une success story, ce que vient rappeler la grande statue de crabe érigée il y a peu sur l’un des ronds-points de l’île principale.

Le Festival international des crabes bleus, organisé du 16 au 21 octobre 2022 sous l’égide du programme Bleu-Adapt, s’inscrivait dans ce contexte. Financé par l’Union Europénne dans le cadre de la collaboration transfrontalière Italie/Tunisie, Bleu-Adapt (2019-2022) a pour vocation de « contribuer au développement durable des zones côtières et à la conservation des habitats naturels en Méditerranée, en améliorant les actions de gestion de la ressource invasive dans le marché local et international par la formation et l’accompagnement des artisans pêcheurs »[1].

Reflets des mutations et des adaptations insulaires face à une bio-invasion marine, les différents temps de ce festival étaient structurés par des communications scientifiques, des observations de terrain avec les pêcheurs et les industriels, des ateliers de création culinaire.

Cet évènement a permis de construire une image complexe des effets de l’arrivée des crabes bleus sur la communauté insulaire des Kerkennah, en la replaçant dans le cadre plus général d’une analyse de l’adaptation des économies halieutiques méditerranéennes au changement global.

Une première remarque s’impose dès l’abord. Avec l’appui du gouvernement tunisien, la politique d’investissement dans la transformation du crabe bleu semble rémunératrice, comme en témoigne l’activité soutenue de l’atelier visité. Mais ce schéma d’investissement, qui confère à un groupe capitaliste la maîtrise de l’utilisation d’une ressource, n’est pas nouveau dans l’histoire des pêches modernes ou contemporaines. On le voit en œuvre dès le XVIIe siècle autour du corail ou des madragues à thons : un groupe de financeurs, toujours d’origine urbaine, la plupart du temps issus du négoce, subordonnant le travail des équipages et des navires. Sur les côtes mêmes de la Tunisie, cette partition entre le travail et le capital se manifeste clairement dès le XIXe siècle dans le cas de la grande madrague de Sidi Daoud sur le cap Bon, ou à propos de l’activité saisonnière des flottilles ottomanes qui viennent exploiter les éponges à bord des sacolèves de Symi ou de Kalymnos. La forme extrême de cette organisation, telle qu’elle s’exprime dans le système madragaire ou dans la pêche des éponges au scaphandre, est l’avènement d’une prolétarisation des équipages, le salariat l’emportant rapidement sur l’ancien système des revenus à la part.

L’avènement des usines de conditionnement du crabe bleu en Tunisie ne relève donc pas d’un phénomène d’exception, mais bel et bien d’un schéma classique de déploiement du capitalisme marchand, puis industriel. Comme dans les cas évoqués, il se traduit par une subordination des pêcheurs et de leur famille à des groupes puissants, maîtres des marchés et de la distribution. La prolétarisation de ce groupe social n’est pas ici un vain mot. A l’image des ouvrières employées dans les usines de conditionnement des anchois du temps de l’Algérie coloniale, ou encore des sardinières de Bretagne au début du XXe siècle, une part des femmes ou des filles de pêcheurs s’emploient désormais dans les ateliers des usines, où elles décortiquent 8 heures par jour, dans le cadre d’un travail pénible et posté, les précieux décapodes pêchés par leurs pères ou leurs maris. Le salaire versé à ces femmes (3 dinars de l’heure) leur permet d’atteindre un revenu mensuel équivalent au salaire minimum tunisien (450 dinars). Il compense mal cependant la perte d’autonomie provoquée par l’effondrement des écosystèmes marins : comme ailleurs sur le littoral, de nombreuses femmes se consacraient, avant l’arrivée du crabe bleu, au ramassage des palourdes ou étrilles, anéanties par les deux espèces invasives. L’approvisionnement des ateliers garantit dans un même temps aux pêcheurs une vente de leurs captures. Les prix du crabe bleu cependant, qui alternent de 1 à 3 dinars le kg, ne rivalisent pas, avec ceux du poisson, le muge ou le sparaillon s’écoulant à 20 dinars le kg auprès des grossistes de Sfax.


La femme-machine ou la pesée du crabe bleu_©HugoVermeren

L’argument d’une compensation des revenus par les tonnages réalisés ne vaut pas pour la plupart des pêcheurs de l’archipel utilisant la nasse ou la charfia, puisqu’en 2021, 90% des crabes traités dans les ateliers provenaient de l’activité des kiss. L’activité illégale de ces chalutiers conditionne donc la rentabilité du secteur de la transformation, tout en aggravant la dégradation de la ressource, et en accélérant la spirale du déclin.

La nature internationale du commerce du crabe bleu constitue la seconde remarque qu’il est possible de formuler à propos de ce dossier. Le crabe bleu est un produit monde, exploité dans un pays du Sud, vendu après une transformation partielle à des intermédiaires ou des consommateurs de pays de la zone nord. Il n’est pas certain, à l’heure d’une réflexion sur le caractère vertueux des cycles courts, sur la fragilité des économies mondialisées et sur la nécessité de valoriser localement la ressource et le travail des femmes, que le système d’exploitation actuel réponde au mieux aux défis contemporains. Bleu-Adapt, ce n’est pas anodin, privilégie dans son programme les projets de développement dédiés aux premiers acteurs de l’économie des pêches, les pêcheurs et leur famille. Les femmes de pêcheurs savent décortiquer les crabes bleus. Elles peinent cependant à trouver des réseaux de distribution qui leur permettraient de valoriser cette transformation, et d’en assurer la conservation par le biais de l’appertisation ou de la congélation. Dès lors, la priorité des aides au développement doit prendre en compte cette demande d’autonomisation, seule à même de créer les conditions d’un développement durable local, servi par un partage démocratique de la richesse exploitée.

Gabriel Dutrait (cuisinier-artiste), Daniel Faget (Maître de conférences HDR, TELEMMe UMR7303), Chistian Qui (cuisinier-artiste et président de l’association Bouillabaisse Turfu), Hugo Vermeren (post-doctorant, TELEMMe UMR7303), Chimène Voronkoff (illustratrice).

Remerciements à l’ensemble des collègues tunisiens, et en particulier à Jamila Ben Souissi, professeure à l’Institut National Agronomique de Tunisie (INAT), coorganisatrice du premier festival du Crabe bleu, Raouia Ghanem, et Amal Bouzidi, assistante de coordination du projet Bleu-Adapt.

[1] https://bleu-adapt.eu


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Hugo Vermeren (4 novembre 2022). Kerkennah 34° 39’ 29’’ N/11° 04’ 07’’ E. Gouverner les îles. Consulté le 5 octobre 2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/p3we


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